Transhumanisme: Les Titans dans l'Olympe
This was published in the French edition of The Huffington Post on 7/13/15. It’s the base for my keynote at the conference of Les Napoleons in Arles, France, on July 24 2015.
I promise to write an English version very soon.
SOCIÉTÉ - Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, l'anthropologue Margaret Mead constatait que “tous ceux d'entre nous qui ont grandi avant la guerre sont désormais des immigrés du temps, des migrants venus d'un monde ancien vivant aujourd'hui dans une ère complètement différente de celle que nous connaissions auparavant”.
Au même titre que l'amour, la souffrance, la faim, le plaisir, la honte, etc., cette notion d'immigration dans le temps est désormais l'une des sensations les plus intimes de l'expérience humaine. Nous sommes des immigrés de la complexité, nous rôdons d'un monde complexe vers un monde encore plus complexe, et le rythme de cette migration s'accélère en symbiose avec l'accélération exponentielle du développement de nouvelles technologies et du déclin aussi rapide de nos cadres institutionnels.
Si vous lisez ces mots, vous avez le pouvoir d'être un milliardaire ou un assassin à grande échelle. Autrefois le monopole exclusif des institutions (l'Etat, l'armée, l'entreprise, l'Eglise) aux mains d'une élite, formée, testée, et validée dans sa capacité à exercer un immense pouvoir, les outils de création d'impact collectif sont désormais entre les mains de chacun d'entre nous. Les titans modernes de l'économie (Google, Facebook, Twitter, Uber, AirBnB) ont tous été crées par une petite poignée de jeunes entrepreneurs enthousiastes sur des technologies commerciales et avec un budget initial de moins de 2000 Euros. Chacune de ces entreprises a changé le monde a une échelle beaucoup plus grande que tous les General Electric, US Steel, et Airbus qui les ont précédés. Un réseau semi-professionnel de quelques dizaines de terroristes armés d'un budget de moins d'un demi-million d'euros est parvenu, le 11 septembre 2001, à infliger plus de dommages aux Etats-Unis que l'Union Soviétique avec son armée de dizaines de millions de soldats et son budget de trillions d'euros. Demain, n'importe quel amateur de biologie synthétique sera capable de créer et déployer son propre virus comme les programmeurs amateurs créent aujourd'hui leurs applications sur mobile.
L'explosion des technologies de l'information depuis les années 60 a érigé l'information comme principe fondateur du pouvoir économique et social. Et la croissance exponentielle du Web a créé un vaste cerveau collectif nous donnant tous accès à cette information. Autrefois, le monopole exclusif d'institutions rigides de production d'éducation, le savoir, par exemple, est désormais comme l'oxygène: une matière première élémentaire, gratuite, et disponible partout et par l'intermédiaire de tout le monde.
Nous sommes tous des titans dans un Olympe plat et confus où il ne reste plus que deux vraies institutions, toute deux régissant notre utilisation de ce pouvoir: la religion, qui se trouve en amont du pouvoir (en nous fournissant un cadre normatif pour nos actions), et la police, qui se trouve en aval, et nous fournit un cadre directif.
Nous sommes donc des immigrés en quête de survie et de jours meilleurs dans cet Olympe confus, parce que ce pouvoir génère des relations et des mécanismes de société complexe, et cette complexité est exponentielle. Car cette évolution des outils d'information continue, elle s'accélère, et la distribution des pouvoirs en réseau crée une structure en écosystème a évolution rapide. Demandez à n'importe quel chef d'entreprise, PDG d'agence, à n'importe quel de vos clients, quel est leur plus grand problème, vous entendrez plusieurs versions d'une même réponse: je lutte avec la complexité: j'avais autrefois 4 segments de clientèle, j'en ai aujourd'hui 40, 60, 130. J'avais autrefois 3 compétiteurs, j'en ai aujourd'hui plusieurs centaines. Mon entreprise était autrefois organisée autour de fonctions mécaniques claires, régulées par une structure en matrice et où la stratégie dévalait en cascade de la direction vers les unités d'exécution. Aujourd'hui, la stratégie émerge des forces de vente, l'entreprise est organisée en réseaux d'affinités et d'impact, et la complexité des marchés exige la promotion de l'inefficacité et la mise en oeuvre de paris financiers et organisationnels sur plusieurs scénarios d'avenir.
Le problème est que notre cerveau est structuré pour la reproduction et l'éducation des générations futures, c'est-à-dire la transmission du savoir et de l'expérience, c'est-à-dire la production de modèles et de règles simples à partir d'une réalité complexe. Nous sommes des machines d'intelligence, c'est-à-dire des processeurs de complexité et des producteurs de simplicité. Mais voilà: nous avons atteint les limites de notre cerveaux à structurer la complexité et en extraire des modèles simples de transmission. Nous avons besoin d'outils nouveaux. Face à cette complexité, il existe trois outils fondamentaux: la pensée en systèmes, les données, et le traitement des données.
La pensée en systèmes (“systems thinking”) est a réponse la plus naturelle à la complexité: puisque le domaine de l'impact est intégral, il faut désormais appréhender la réalité dans son ensemble, de manière totale et organique, et non pas de manière mécanique et réductionniste. Il faut penser à l'échelle d'acteurs individuels mais à l'échelle de l'écosystème dans sa totalité. La différence est simple: plutôt que de mesurer les acteurs d'un système, on mesure les acteurs, leurs relations, et l'impact de ces relations sur la structure individuelle de ces acteurs, la structure collective du système, et la production de nouvelles relations. Puisqu'un battement d'aile de papillon à Tokyo peut générer un ouragan à Paris, il faut donc prendre en compte l'ensemble de notre environnement. L'ingénierie des systèmes fait cela depuis très longtemps: plutôt que de considérer les parties d'un système, on considère le système dans son entier, en mesurant l'impact de tous les éléments les uns sur les autres.
Cette méthode est aujourd'hui d'autant plus répandue qu'entreprises, ministères, médecins, marketeurs, annonceurs, chercheurs ou curieux ingénieurs ont désormais accès a un océan de données sur les achats, les trajectoires en lignes, les fantasmes, l'exercice physique, les opinions, les comportements et même souvent la localisation de chacun d'entre nous, L'explosion parallèle de la complexité et de la production de données est perçue par beaucoup comme la création simultanée d'un défi et d'une solution: tout est trop complexe, tout va trop vite, mais nous avons désormais la capacité de mesurer (presque) tout, tout le temps, et souvent en temps réel.
Il est vrai que l'application de la pensée en systèmes sur des bases de données de plus en plus larges, et grâce à des systèmes informatiques de plus en plus puissants et de moins en moins chers, promet en théorie de révolutionner l'ensemble du savoir humain. La médecine, l'économie du développement, la sociologie: au fond, presque toutes les sciences sont fondées sur des théories construites sur l'analyse conjointe d'une poignée de variables statistiques, en général de 3 a 10. La médecine nous diagnostique 99% des maladies a partir de 5 a 10 mesures biologiques (pression sanguine, température, bilan sanguin, analyse visuelle, etc.). L'économie du développement est fondée sur l'analyse conjointe de quelques dizaines de variables tout au plus. La quasi-totalité des décisions de médecine, de gouvernement, de management, de développement économique, de psychologie est fondée sur des théories réductionnistes et des visions étroites de phénomènes en réalité beaucoup plus complexes.
Que se passe-t-il lorsque l'explosion des données, le “cloud computing”, la pensée en systèmes et les modèles de “machine learning” (intelligence artificielle) permettent d'analyser non pas 6 ou 10 variables statistiques les unes avec les autres, mais 10.000, 100.000… 1 million de variables statistiques, permettent de comprendre non pas des phénomènes isoles les uns des autres, mais l'ensemble de notre écosystème biologique, psychologique, social, etc.?
Que devient la médecine lorsqu'on développe la capacité de mesurer tous ensembles, en temps réel et en flot continu: la nutrition, le pouls, l'exercice physique, notre génome, le taux de glucose dans le sang, la qualité de l'air, la pression atmosphérique, le niveau de bruit ambiant, les programmes télévisés, le prix moyen des fruits et légumes dans les 3 supermarchés les plus proches, la densité de population, les achats de vêtements, la composition des draps de lit, etc.?
Que devient l'économie du développement lorsqu'on parvient a analyser l'impact de centaines de milliers d'indicateurs économiques les uns avec les autres?
Que savons-nous exactement? Que saurons-nous demain? Jusqu'à quand notre biologie humaine sera-t-elle suffisante pour comprendre cet environnement de plus en plus complexe? Le super-ordinateur d'IBM, Watson, est aujourd'hui déployé dans certains hôpitaux américains pour aider les médecins à effectuer certains diagnostics difficiles en analysant les bilans de santé de certains patients a travers des algorithmes “dynamiques” (c'est-à-dire qu'ils “apprennent” et se raffinent automatiquement sans intervention humaine) construits à partir de la totalité de la recherche et de la littérature scientifique afin d'aider les médecins à prendre des décisions de traitement. Mais la où le médecin ne peut comparer qu'une dizaine de variables statistiques avec ce qu'elle sait d'une maladie, Watson peut comparer des dizaines de milliers de mesures biologiques d'un patient avec des dizaines de millions de mesures biologiques d'autres patients, de tests cliniques, et de recherche scientifique. Un médecin est un algorithme, et cet algorithme est limité par notre capacité mentale à traiter un nombre élevé de données et de variables statistiques. Une machine pourra un jour déployer un bien meilleur algorithme.
Entre le transhumanisme. La souris était notre première interface entre l'homme et la machine, mais elle disparaît, elle est remplacée par une relation directe, biologique, presque sensuelle: nous touchons nos machines. Demain, nos machines seront sur nous, déjà certains ont implanté les machines à l'intérieur de leur corps. Apple a bâti l'ensemble de sa valeur et de sa puissance financière sur le constat de Steve Jobs que l'homme déteste en réalité la technologie, et ne désire rien de mieux que de lui imposer son pouvoir. Les produits d'Apple ont à leur noyau l'établissement d'une relation organique, naturelle, contrôlée avec les machines. Mais l'établissement d'une connexion purement biologique entre l'homme et la machine ne serait-il pas le cheval de Troie du transhumanisme? Jobs aurait-il été plus transhumaniste que le futuriste Ray Kurzweil?
L'échec de Google Glass et l'échec (pas encore annoncé) de l'Apple Watch est de fait un pas en arrière, mais Kurzweil nous dit que la seule façon que l'être humain aura de pouvoir survivre face à la montée en puissance des machines “intelligentes” et de l'intelligence artificielle absolue, sera de fondre notre biologie avec l'intelligence synthétique.
Mais c'est peut-être la réalité de notre environnement, de plus en plus complexe et distribué, l'explosion des données et la nécessité d'approcher la réalité dans son ensemble, l'émergence d'un vaste écosystème humain de centaines de milliards de relations, sans le pouvoir simplificateur et régulateur des institutions… c'est peut-être cela qui nous poussera à prendre refuge dans l'intelligence synthétique: c'est peut-être l'humanité qui aura raison de notre humanité.